Les rencontres littéraires d’Anne Bassi… Avec Emmanuelle de Boysson, auteure de « Je ne vis que pour toi » (Calmann-Lévy), 8 octobre 2020

Valentine, jeune femme rêveuse, un brin naïve, fascinée par le milieu littéraire aspire à écrire. Elle vit en Bretagne jusqu’à sa rencontre avec Antoine, son futur mari, qui l’emmène à Paris et lui ouvre la porte des salons de l’époque. En ce début du XXe siècle, certaines figures féminines font scandale par leur liberté d’expression, de mœurs ou encore leurs amours saphiques revendiquées. D’abord choquée, Valentine est irrésistiblement attirée par l’une d’entre elle, l’Américaine Natalie Clifford-Barney, femme de lettres au caractère bien trempé. Malgré les préjugés de l’époque, la passion va emporter Valentine. Son amante est aussi un Pygmalion qui la pousse à écrire et à s’exprimer. Hélas pour Valentine, Natalie refuse de se laisser emprisonner dans une relation unique, souffle le chaud et le froid, et prend ses distances. De cette passion clandestine, Valentine sortira meurtrie, mais grandie.

Un livre bouleversant où l’on croise Marcel Proust, Colette, Liane de Pougy, Renée Vivien et surtout Nathalie Clifford-Barney. Ces femmes sont toutes fascinantes par leur charisme, leur talent et leur esprit de liberté. Emmanuelle de Boysson a réussi à faire revivre tous ces personnages avec beaucoup de poésie. Le lecteur est tenu en haleine du début à la fin du livre.

Anne Bassi rencontre Emmanuelle de Boysson dont nous avions déjà parlé dans une précédente chronique. Entretien.

 

 

Anne Bassi : Pourquoi avoir choisi la figure de Nathalie Clifford-Barney ?  

Emmanuelle de Boysson :  A l’origine, j’ai rencontré Caroline Lépée, éditrice chez Calmann-Lévy, grâce à l’auteur, Julien Sandrel, rencontré au salon, L’Ile aux Livres, de l’île de Ré. Nous avons parlé de la possibilité d’un essai à l’occasion du centenaire de la mort de Marcel Proust en 2022. Je lui ai proposé d’écrire un livre sur les salons à l’époque de Proust. Au cours de mes recherches, j’ai retrouvé les femmes que l’écrivain a fréquentées et me suis orientée vers les salons. Parmi eux, celui de Natalie Barney m’a semblé fascinant. Pensez donc : il a duré 60 ans. Celle que Rémy de Gourmont appelait l’Amazone a reçu tous les artistes et les écrivains de son temps : de Rodin, Rilke, Pierre Louÿs, Isadora Duncan, Cocteau et Morand à Scott et Zelda Fitzgerald, Truman Capote ou Sagan ! La vie de Natalie Barney m’a subjuguée par sa constellation d’amis, son désir de promouvoir la littérature des femmes et de donner une visibilité aux lesbiennes. Je me suis mise à lire « Chère Natalie Barney » de Jean Chalon, les écrits de Natalie, et sa correspondance avec Liane de Pougy, récemment publiée chez Gallimard. Natalie Clifford-Barney a vécu jusqu’en 1972, ce qui n’est pas si loin de nous. J’ai rencontré Jean Chalon qui la voyait rue Jacob tous les mercredis pendant 9 ans ! Il m’a même offert le peignoir chinois de Natalie, celui qu’elle portait le soir où Marcel Proust est venu chez elle ! Peu à peu, elle est devenue le personnage principal de mon roman !

 

 « Avec le personnage de Natalie, j’ai voulu donner de la visibilité aux femmes de cette époque » 

 

Quel regard portez-vous sur la société littéraire de cette époque ?

Les femmes tenaient des salons et ont contribué à faire connaître les artistes de leur temps. C’était un monde raffiné où l’amitié, la galanterie, l’humour et une certaine modestie permettaient de se faire accepter. Relisez à ce sujet « La Recherche » de Proust : on y voit de tout, des Verdurin, des Guermantes et ce cher Robert de Montesquiou dont je parle dans mon roman, parmi tant d’autres. Ces gens ne travaillaient pas et se consacraient à l’art. Les salons de Proust étaient des lieux de divertissement, avant tout. Les femmes de l’époque, surtout dans la société aristocratique, étaient mal mariées, elles avaient des amants mais surtout des maîtresses : en effet, les femmes se réconfortaient et s’entraidaient alors que les hommes s’avéraient souvent violents (souvenez-vous ce que j’ai écrit sur Elisabeth de Gramont). Elles se réunissaient : les fêtes de Natalie Barney étaient très gaies ! Natalie voulait créer une académie de femmes (c’est vrai qu’elle défendait les lesbiennes, pour elle, les hommes étaient des ennemis !). Mais les plus douées, comme Colette, la poétesse Renée Vivien ou la peintre Romaine Brooks se sont imposées et resteront dans la postérité. Ce qui compte, c’est le talent !

 

Avez-vous déjà écrit des livres où vous mélangez fiction et réalité ?   

Tout à fait. Dans ma trilogie, Le temps des femmes,je raconte la vie de trois artistes de fiction. Une romancière dans Le salon d’Emilie, une comédienne dans La revanche de Blanche, et une peintre dansOubliez Marquise. Bizarrement, je m’aperçois que mes romans et mes essais portent souvent sur les femmes, leur psychologie, leur difficulté à s’émanciper. Depuis Le Secret de ma mère, Les Grandes bourgeoises, Les Nouvelles provinciales, jusqu’aux Années solex, je cherche sans doute à comprendre le mystère des femmes, pas seulement leur quête de liberté, mais leur besoin de secret, leurs failles, leurs blessures. Comme Zweig, j’aime les personnages fragiles, sur le fil. Dans Je ne vis que pour toi, j’ai aimé créer Valentine : elle est naïve, elle croit en l’amour et tout bascule, elle est la proie d’une passion destructrice… J’ai aimé sonder la jalousie, le drame du triangle amoureux, tout ce qui est romanesque ! Je vis avec mes personnages ! Mon évasion, mon besoin vital ! Et j’invente… par exemple, des lettres, des dialogues, des visites dans les bordels du vieux Paris… Je m’amuse, je prends des risques (celui de révéler des choses de ma vie à travers mes personnages, de choquer) mais je reste vigilante : je corrige beaucoup mon texte ! J’ai adoré les conseils de mes éditrices : Lisa Liautaud et Cécile Rivière. Et je les remercie pour tout !

Propos recueillis par Anne Bassi

Retrouvez Anne Bassi dans le prochain Live Opinion Internationale jeudi 12 novembre 2020 de 19h à 20h30 sur Zoom.
Programme et inscription ici.

 

Biographie

Emmanuelle de Boysson, journaliste indépendante, est l’auteure d’une vingtaine de livres à succès, cofondatrice du Prix la Closerie des Lilas et membre de plusieurs jurys littéraires.

Très récemment, sous l’impulsion de la Fondation Daniel Lagolnitzer et de l’Association Le Pari(s) littéraire, Tristane Banon, Alessandra Fra et Emmanuelle de Boysson ont décidé de créer en hommage à Marcel Proust la première édition du Prix Le Temps Retrouvé, qui sera remis au Ritz le 14 décembre prochain. Marcel Proust en effet aimait recevoir au Ritz. Ce prix aura vocation à récompenser un roman aux qualités littéraires indiscutables.

A la veille de la saison des Prix littéraires, retour sur quelques bijoux de rentrée. La chronique d’Anne Bassi, 7 octobre 2020

511 : c’est le nombre d’ouvrages présentés pour cette rentrée littéraire. Un chiffre qui peut donner le vertige, même s’il est stable par rapport aux années précédentes. Mais alors, que lire et comment choisir ? Si on lit en moyenne un livre par semaine, il faudrait plus de deux ans pour parvenir à la fin de la liste. Dans ces conditions, tout choix peut sembler partiel, partial, arbitraire. Mais nécessaire !

Il y a bien sûr les mastodontes, valeurs sûres du paysage éditorial, tels les derniers romans de Sarah Chiche, Saturne (Seuil), et d’Erri de Luca Impossible Gallimard), mes deux grands coups de cœur de cette rentrée.

La thématique de la filiation est au cœur de l’ouvrage de Sarah Chiche. L’auteure, psychanalyste, raconte son enfance happée par le trou noir du deuil de son père. Cette « perte sèche » impossible à compenser, la déréliction d’une famille fortunée, lignée de médecins exilés d’Algérie, le traumatisme puis la façon dont la narratrice se désenglue de ce passé mortifère, ne peuvent que marquer durablement le lecteur.

Dans Impossible, Erri de Luca fait vivre sous la forme d’un interrogatoire un dialogue entre deux hommes. Un jeune juge d’instruction et un homme accusé de meurtre et placé en détention provisoire après la mort d’un autre en montagne : a priori peu de points communs entre les deux protagonistes, et pourtant, un lien se tisse de question en question et petit à petit la confrontation se transforme en dialogue d’idées.

Il y a aussi des bijoux plus discrets. Nous avons décidé de vous proposer une petite balade thématique parmi ceux-là.

Les amateurs de la petite histoire dans la grande Histoire pourront ainsi apprécier la lecture de Rien pour demain, de Bruno Remaury (José Corti Editions.). Personnages fictionnels et réels se mêlent dans cet ouvrage moitié roman, moitié essai. Pour croiser Colette ou Marcel Proust dans les salons des beaux quartiers parisiens au début du XXe siècle, choisissez Je ne vis que pour toi, (Calmann-Levy) d’Emmanuelle de Boysson. Ce roman raconte, par l’intermédiaire de la narratrice, jeune femme débarquant à Paris de sa Bretagne natale, la vie hors normes de la femme de lettres Natalie Clifford-Barney. La recherche historique tient également une grande part dans l’ouvrage de David Le Bailly L’autre Rimbaud (Iconoclaste), une enquête passionnante sur le mystère du frère d’Arthur Rimbaud. L’enquête est également présente dans La faucille d’or d’Antony Palou (Editions du Rocher). Dans cet ouvrage, l’auteur nous plonge avec beaucoup de poésie dans un village perdu du Finistère pour enquêter sur la disparition en mer d’un marin-pêcheur

Dans Le tailleur de Relizane (Stock), Olivia Elkaim raconte l’histoire, lors de la guerre d’Algérie, de son grand-père, tailleur, enlevé, puis libéré trois jours plus. En découle la fuite éperdue vers la France, l’intégration impossible… et l’impact qui n’en finit pas de retentir sur toutes les générations.

Traversant l’océan, Betty, de l’Américaine Tiffany McDaniel (éd. Gallmeister), conte aussi une histoire familiale à la fois tragique et lumineuse. Betty, métisse cherokee qui grandit dans l’Ohio, est confrontée au racisme, à la violence sociale, aux deuils… et garde malgré tout une capacité à vivre, à tisser des liens uniques et forts, à contempler une nature omniprésente. Un hommage à la force de caractère de sa mère, mais aussi de son père, qui saura transmettre à sa fille poésie et puissance.

Les enjeux de la transmission forment également la trame du roman Le dit du Mistral, de Olivier Mak-Bouchard (Le Tripode). Un souffle romanesque traverse tout le livre avec une ode au Lubéron, ponctuée de légendes de Provence et d’ailleurs.  Deux voisins se retrouvent autour d’une découverte archéologique qu’ils décident d’abord de taire. Les voilà, l’un jeune, l’autre moins, qui creusent de concert pour faire émerger une merveille… le tout sous le regard d’un chat bien curieux. Fille de Camille Laurens (Gallimard) pose la question de la transmission à une nouvelle génération, quand Laurence devient à son tour, mère d’une fille.

Écrire pour survivre, puis pour vivre, c’est peut-être le fil rouge qui semble traverser nombre de ces romans en cette rentrée littéraire. Une manière d’intégrer des événements historiques, une histoire familiale qui menace d’engloutir l’auteur(e), ou encore une maladie qui plonge dans des angoisses extrêmes. C’est l’impression qui demeure lorsqu’on referme Yoga, d’Emmanuel Carrère (éd. P.O.L.), qui semble bien placé dans la course aux prix littéraires. L’écrivain parvient ainsi à traverser malheur « ordinaire » et malheur « névrotique » grâce au pouvoir des mots.

 

Anne Bassi

Présidente de l’agence de communication Sachinka, chroniqueuse littéraire d’Opinion Internationale

Et le prix 2020 de la Closerie des Lilas, présidé par Josiane Balasko, est décerné à… Sandrine Collette pour « Et toujours les Forêts » (JC Lattès). Entretiens avec la lauréate, Carole Chrétiennot et Emmanuelle de Boysson. Un dossier d’Anne Bassi., 23 avril 2020

La littérature féminine est à l’honneur : le prix 2020 de la Closerie des Lilas, dont le jury est présidé cette année par Josiane Balasko, est décerné à Sandrine Collette pour son roman « Et toujours les Forêts » (JC Lattès). Un roman sur l’instinct de vie aux allures de fin du monde… Un livre remarquable qui angoisse autant qu’il séduit en ces temps de confinement.   

Notre chroniqueuse littéraire, Anne Bassi, a recueilli les témoignages de Carole Chrétiennot, d’Emmanuelle de Boysson, toutes deux co-fondatrices du Prix, et, bien entendu, la réaction à chaud de la lauréate Sandrine Collette.

 

Un livre à lire, notamment en version numérique, en attendant l’ouverture de nos chères librairies indépendantes.

Fermeture des librairies, rentrées littéraires décalées… Malgré le confinement, les fondatrices du Prix de la Closerie des Lilas ont souhaité continuer de s’adresser aux auteurs et aux lecteurs et de maintenir le prix. C’est dans ces moments difficiles que la culture est indispensable. Chaque prix est un espace incontournable de reconnaissance littéraire et de visibilité. Il invite aussi à réfléchir à la condition d’auteur sans laquelle la chaîne du livre n’aurait pas lieu d’être.

Crée en 2007, le Prix de la Closerie des Lilas a pour objectif de faire connaître une littérature féminine de qualité. Chaque année il couronne une romancière de langue française dont l’ouvrage paraît entre janvier et mars.

Les fondatrices composent le jury permanent mais par souci d’indépendance et d’ouverture, leur volonté est d’inviter des jurés différents chaque année. Il rassemble des femmes du monde des arts, des lettres, de la presse, des sciences et de la politique. La présidente du jury 2020 est Josiane Balasko.

 

Sandrine Collette, vous venez de recevoir le Prix 2020 de la Closerie des Lilas pour votre livre « Et toujours les Forêts » (JC Lattès). Pourquoi avoir choisi le thème de la catastrophe écologique ? Y pensez-vous depuis longtemps ?

En fait, plus que la catastrophe écologique, c’est la puissance de la nature qui me fascine. Sa puissance positive – dans toute sa beauté et son côté nourricier – tout comme sa puissance destructrice. C’est une sidération devant une force que rien n’est capable d’arrêter, qui est à la source de plusieurs de mes romans.

Dans les Forêts vient s’ajouter l’anéantissement total, dont on ne saura jamais d’où il est venu : de la nature ? de l’homme ? C’est une extrapolation de signes minuscules comme la quasi disparition des insectes écrasés sur les pare-brise de voitures, les arbres ici et là qui meurent dans les bois et qu’on ne remarque que deux ou trois ans plus tard.

Je dirais que c’est une peur dans l’air du temps, d’autant plus réaliste que nous avons tous perçu, vu, senti des alertes.

 

L’écho de votre livre bénéficie-t-il de ce climat de fin du monde qui règne dans Paris désertée ? 

Dans la campagne perdue où je vis, si nous ne remplissions pas nos autorisations de déplacement, je dirais que rien n’a changé ou presque. Nous croisons nos voisins, nous sommes dans les jardins, nous nous promenons, dehors il y a à peine moins de monde qu’avant, puisqu’il y avait déjà très peu de monde.

Mais quand je vois Paris désertée, c’est une scène incroyable. Chaque jour je me demande, si l’homme ne réinvestissait pas la ville, combien de temps celle-ci mettrait à s’effondrer. Le temps que l’herbe, les arbres, les lianes perforent le macadam, montent le long des façades d’immeubles, brisent les vitres, entrent dans les maisons, en un mot, effacent les traces de notre passage.

Jamais ces images ne me sont venues tant que Paris était pleine, mais le vide ouvre la porte à ces questions-là il me semble. Alors oui, bien sûr, beaucoup de lecteurs ont fait cet étrange lien entre mon livre et ce qui se passe en ce moment, moins dans le contexte que par les interrogations et les angoisses que cela suscite en nous. Et si la coïncidence des deux peut faire réfléchir, tant mieux.

 

Depuis votre premier roman, votre conception du rôle de l’écrivain s’est-elle modifiée ?

Je dirais qu’elle a été modifiée par les réactions des lecteurs vis-à-vis de mes romans. Je n’imaginais pas à quel point cela jouerait. Mon premier roman, je l’ai écrit pour écrire une histoire, parce que c’était mon rêve depuis toujours. Mais peu à peu, parce qu’un livre fait réagir quelque chose chez le lecteur (il émeut, il fait rire, il fait pleurer, il angoisse, en un mot : il pose des questions), j’ai réalisé que je passais inconsciemment des messages, qu’ils soient reçus ou non. L’histoire et les personnages restent le noyau du livre, mais un livre est bien plus que cela. Je crois que c’est le moment où j’ai glissé du thriller au roman noir, voire au roman : là où on peut entrer dans le cœur du monde, montrer des choses, alerter, interroger, tout en ayant le recul de la fiction.

 

 

Carole Chrétiennot, en 1994, vous avez été avec Frédéric Beigbeder à l’initiative du Prix de Flore qui avait pour objectif de distinguer de jeunes auteurs prometteurs, au talent insolent et original. Puis, en 2007, vous avez été à l’initiative de la création du Prix de la Closerie des Lilas. Comment expliquez-vous votre attachement aux prix littéraires ?

 Un amour inconditionnel de la littérature… La littérature permet à chacun de trouver un monde, son monde et sa place !!! On ne sent plus jamais seul avec un livre. Les prix littéraires ont la vertu de mettre en lumière des auteurs, de les rassurer sur leur talent, de leur permettre de continuer à écrire et à transmettre leurs émotions.

Le Flore et La Closerie portent en eux une part de l’histoire de la culture française. Nous avons voulu créer des prix singuliers liés à l’ADN de ces lieux.

 

Pourquoi avez-vous aimé ce livre ?

Nous lisons pour apprendre, pour s’évader, pour mieux comprendre le monde. J’ai lu ce livre au mois de décembre dernier et depuis ce jour, il ne me quitte pas. Sandrine Collette a eu le talent d’écrire un livre qui nous accompagne, c’est remarquable.

 

Pourquoi avoir créée en 2007 un prix féminin ? La littérature féminine a-t-elle un sens ? Et comment a-t-elle évolué en 13 ans ?

Au fil des années, j’ai pu observer une sous-représentation des femmes dans l’art en général et dans le monde littéraire en particulier. Le Prix de la Closerie des Lilas est une réponse à ce constat. C’est une récompense qui porte la voix des femmes, tant par la constitution du jury que par le choix des romans. En revanche, je ne pense pas qu’il y ait une littérature dite « féminine », la littérature n’a pas de genre, elle est ponctuée par une sensibilité féminine ou masculine…

Il s’agit plus d’une question de représentativité que d’évolution de la littérature féminine, on voit plus d’auteures s’exprimer sur les plateaux de télé, dans la presse littéraire. Mais ce n’est pas parce qu’il y a plus d’écrivaines, c’est juste que peu à peu elles deviennent incontournables, c’est toujours un peu plus laborieux pour les femmes, ça vient d’ailleurs peut-être d’elles, ce culte de l’égo résonne moins fort chez la femme.

 

Comment décerner un prix en plein confinement ?

Comme vous le savez, le Prix de la Closerie des Lilas est constitué d’un jury fondateur (Emmanuelle de Boysson, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Stéphanie Janicot, Jessica Nelson, Tatiana de Rosnay et moi-même) et d’un jury invité. Cette année nous sommes ravies d’accueillir Lydia Bacrie, Josiane Balasko (présidente), Anne Berest, Isabelle Carré, Zoé Félix et Adèle van Reeth. C’est ce qui rend ce prix si singulier, une vraie vision plurielle

Cette année, nous avons quand même pu nous rencontrer une première fois mais les votes ont dû être réalisés par mails.

Lorsque l’on a su que nous ne pourrions pas nous réunir, le jury fondateur et moi-même avons pris la décision de maintenir le prix et d’organiser nos échanges par mails, on a beaucoup de chance car le jury 2020 est extrêmement investi et a tenu, comme nous, à ce que l’édition 2020 existe.

Les auteures sélectionnées étaient déjà prévenues, donc leurs maisons d’édition aussi. Nous n’allions pas abandonner… Créer un prix littéraire et le faire perdurer est une responsabilité, chacune de nous partage ce respect pour tous les acteurs des métiers du livre et bien entendu des lecteurs !

Je dois dire que le champagne nous a manqué, la ferveur de nos débats aussi mais la passion de la littérature jamais. Et voilà que le Prix de la Closerie des Lilas 2020 a été décerné… et nous espérons pouvoir fêter çà plus tard !!

Vive la littérature, vive la culture.

 

 


Emmanuelle de Boysson, vous êtes une des fondatrices du Prix de la Closerie des Lilas et membre permanent du jury. Pourriez-vous nous rappeler pourquoi vous avez souhaité créer en 2007 un prix féminin ?

L’aventure du Prix de la Closerie des Lilas est d’abord une histoire d’amitié entre une petite bande de romancières et Carole Chrétiennot qui avait l’idée de créer un prix de femmes à La Closerie des Lilas. Entre nous, un même constat : il nous semblait nécessaire d’équilibrer les jurys littéraires, trop souvent composés d’une majorité d’hommes. Nous voulions aussi nous démarquer et aller jusqu’au bout de notre projet : promouvoir la littérature féminine, souvent sous-estimée, à l’exemple du prix anglo-saxon : Orange Prize.

Pendant dix ans, j’ai été présidente du Prix. Aujourd’hui, la présidence change chaque année. En tant que co-fondatrice, je fais partie des six membres permanents et afin de fédérer les anciens membres du jury, nous avons créé, dès l’origine, l’Académie Lilas. Les académiciennes élisent la femme de l’année. Mona Ozouf vient d’être élue et nous en sommes fières.

Tous les ans, je suis épatée par la qualité des échanges au cours de nos réunions de délibération. Les femmes qui font partie du jury se passionnent pour les romans sélectionnés par le comité de lecture et les débats restent des moments forts que l’on aimerait filmer, où chacune prend le temps de défendre ses coups de cœur, de tenter d’influencer les autres !

 

Comment fonctionne le comité de lecture ? Quelle est sa composition ? Comment les réunions se déroulent-elles ?

Chaque année, les cofondatrices du Prix de la Closerie des Lilas, avec la participation des journalistes Anne Nivat et Josyane Savigneau et, en 2020, pour la première fois, de la blogueuse littéraire, Agathe Ruga, se mobilisent pour lire les romans répondant aux critères du Prix (roman francophone publié de janvier à mars, de qualité et grand public, d’une romancière peu connue). Entre novembre et février, nous lisons entre 60 et 80 romans. Après de nombreux échanges, nous établissons une sélection de huit livres. Cette première liste est présentée au jury tournant de l’année, lors de la première réunion. Le rôle du comité de lecture est en ce sens essentiel car il s’agit de découvrir des talents : nous ne gardons pas dans notre sélection des romancières déjà reconnues. En effet, à quoi sert un Prix littéraire, s’il se contente de couronner un auteur déjà célébré ?

Evidemment, nous revendiquons une part de subjectivité, mais nous veillons à garder notre indépendance vis-à-vis des maisons d’édition et nous ne nous permettons pas de défendre les textes des éditeurs qui nous publient. Nous ne sommes pas toujours d’accord et ce sont justement ces divergences qui font notre richesse !

 

En tant qu’auteure, comment vivez-vous la période actuelle de confinement ?  

Même si j’en comprends les raisons, je souffre d’avoir perdu ma liberté. Au début, j’étais pleine d’énergie, j’écrivais beaucoup, je cuisinais, je relisais mes romans préférés, mais avec le temps, je me replie, je me sens moins inspirée, angoissée et je ne supporte plus d’être séparée de mes enfants, de mes amis.

La mort de tant de personnes âgées m’attriste terriblement : chacune est une mémoire de notre temps et je pense aux familles qui n’ont pas pu leur dire au revoir ni aller à leur enterrement. Il y a là quelque chose d’inhumain qui me choque.

De même, je suis très sensible à la violence faite aux enfants et aux femmes, mais aussi au drame des petits commerçants qui vont devoir mettre la clef sous la porte.

Bien sûr, j’admire les soignants qui se battent pour sauver des vies et ceux qui prennent des initiatives de solidarité, mais cette période met en évidence les injustices sociales, les lourdeurs de l’administration, notre dépendance commerciale et notre peu de respect pour l’écologie.

J’espère qu’elle engendrera des changements profonds, bien que je ne sois pas très optimiste.

 

Des entretiens et un dossier réalisés par Anne Bassi, fondatrice de Sachinka et chroniqueuse littéraire d’Opinion Internationale

Alain Jakubowicz : « la Justice n’est pas un produit marketing », 28 mars 2020

Vous avez publié en 2019 un ouvrage dont le titre est emprunté à la célèbre phrase de Mandela : « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends ». Vous qui avez marqué l’actualité judiciaire depuis plus de trente ans à travers de grandes affaires dont certaines historiques, vous affirmez tout au long du livre votre passion pour le métier d’avocat.  Qu‘est-ce qui guide encore votre passion ?

Alain Jakubowicz : La défense, la capacité d’indignation et l’intolérance à l’injustice sont mes moteurs. Dans le contexte actuel, il y a aussi la révolte contre la « justice » des réseaux sociaux et des chaînes de télé en continu. Il y a un combat à mener pour faire que notre pays reste un Etat de droit pour les libertés et droits fondamentaux. C’est la même foi qui m’anime depuis quarante ans. C’est la foi du charbonnier.

On vous connaissait plutôt connu comme avocat de parties civiles. Avec l’affaire Nordhal Lelandais, on vous voit maintenant à côté d’un accusé assez mal vu du public, au-delà du classique. Vous répondez : « tout le monde a le droit à un avocat ». Mais n’est-ce pas moins facile ?

Je ne suis pas pénaliste au quotidien mais pour moi, la défense pénale reste la quintessence de la profession d’avocat. L’avocat pénaliste doit pouvoir plaider des deux côtés de la barre. Je ne pense pas qu’il faille se spécialiser d’un côté ou de l’autre et je mets la même détermination et conviction quel que soit le côté de la barre où je me trouve.

Vous commencez la troisième partie de votre ouvrage en citant Vincent de Moro-Giafferi : « L’opinion publique, chassez-la, cette intruse, cette prostituée, qui tire le juge par la manche ». Et vous écrivez : « Il fut un temps, pas si lointain ou aucune chaîne de télévision ne se serait autorisée à consacrer une émission à une affaire criminelle avant qu’elle ait été jugée. Celui qui avait l’habitude de « faire entrer l’accusé » sur le service public attendait même que tous les recours soient épuisés avant de s’intéresser à un dossier ».

Vous pointez du doigt le rôle des médias et la violation du secret de l’instruction. Comment traiter l’information pour qu’elle soit compatible avec la notion de procès équitable ? En contrepartie, sans la dénonciation du crime, n’y a-t-il pas un grand risque d’impunité ?

Je n’ai jamais voulu museler la presse. Le rôle des journalistes a toujours été de mener des enquêtes pour informer l’opinion publique, voire pour dénoncer certains faits. Je n’ai rien à redire à cela, certains médias le font parfaitement et ce ne sont pas ceux-là auxquels je pense. Il est vrai que je tiens dans mon livre des propos extrêmement durs sur certains médias et sur leurs méthodes, en portant à leur encontre des accusations graves. Aucun n’a contesté mes propos, aucun ne m’a poursuivi en diffamation. Dont acte.

On parle actuellement de surproduction éditoriale.  Est-elle le signe d’une richesse culturelle ou d’une logique marketing ? Les livres écrits par des avocats sont une catégorie particulière, quels sont ceux qui vous ont inspiré ?

La Justice est hélas devenue un produit marketing. Certains médias l’exploitent dans une logique de profit. Ces gens battent monnaie autour d’affaires criminelles. Il s’agit d’un viol. J’utilise volontairement ce mot. La justice ne veut pas de ça, elle est sidérée et ne sait pas comment réagir. Elle n’ose pas en parler car elle a peur de ces médias qui ont infiniment plus de moyens qu’elle.

Je lis peu de livres écrits par des avocats, sauf ceux de Robert Badinter sur la peine de mort et ses combats. Ses livres sont saisissants, ils sont des passages obligés pour tous les avocats.

Propos recueillis par Anne Bassi

La fille secrète. La chronique littéraire d’Anne Bassi, 9 février 2020

https://www.opinion-internationale.com/2020/02/09/la-fille-secrete-la-chronique-litteraire-danne-bassi_70757.html

A la découverte de trois portraits de femmes dans un premier roman de Shilpi Somaya Gowda au Mercure de France : « La fille secrète ».

1984, Inde, Kavita donne pour la deuxième fois naissance à une fille. La première n’a eu ni le droit d’avoir un prénom, ni le droit de vivre. Pour que sa deuxième fille ait la chance de survivre, Kavita choisit de la confier à un orphelinat. Elle ne pourra jamais l’oublier même après avoir donné naissance à un fils. Il ne se passera pas un jour sans que Kavita ne prie pour que chagrin et sentiment de vide la laissent en paix.

1985, Californie, Somer est Américaine, son mari, Indien. Ils sont tous les deux médecins. Elle a du mal à se résigner à ne jamais pouvoir porter un enfant. Après de nombreuses hésitations, ils adopteront une petite indienne, la fille de Kavita, née un an plus tôt.

Asha est élevée aux Etats-Unis et malgré l’amour de ses parents adoptifs, elle ne comprend pas pourquoi elle a été abandonnée. Les années passent et à l’âge de vingt ans elle partira en Inde à la recherche de ses parents biologiques, de ses origines, de ses racines. Sa quête ne sera pas facile.

A travers deux continents, le lecteur découvre lentement trois personnalités de femmes avec leur fragilité et leurs doutes.

L’auteur a choisi d’explorer plusieurs thèmes : la cruauté de la stérilité, les affres de l’adoption et les répercussions auprès des mères, la construction de l’identité et l’amour des parents pour leurs enfants. Elle décrit subtilement la douleur des mères et celle des filles et souligne avec force la difficulté de naître femme en Inde.

Un premier roman infiniment sensible.

Anne Bassi

Présidente de Sachinka, chroniqueuse littéraire

Mathieu Simonet, Président de la SGDL : « Le chiffre d’affaires de l’industrie culturelle dépasse celui de l’industrie automobile. Les auteurs doivent en profiter. », Opinion Internationale, 23 août 2019

https://www.opinion-internationale.com/2020/01/24/mathieu-simonet-president-de-la-sgdl-le-chiffre-daffaires-de-lindustrie-culturelle-depasse-celui-de-lindustrie-automobile-les-auteurs-doivent-en-profiter_70267.html

Anne Bassi : Administrateur de la Société des Gens de Lettres depuis 2014, vous avez été Président de la commission des affaires juridiques jusqu’en 2018. Le 24 juin 2019, vous avez été élu Président de la SGDL. Vous êtes aussi avocat et auteur de plusieurs romans. Votre dernier roman est paru au Seuil en 2019 : « Anne-Sarah K. ».

Ecrire est un travail solitaire. Les auteurs sont-ils une population facile à fédérer ? Comment créer du collectif ?

Mathieu Simonet : A titre personnel, l’écriture n’a jamais été pour moi un travail solitaire. Comme je le raconte dans mon roman Barbe rose (Seuil, 2016), c’est mon père, qui a des problèmes psychiatriques, qui m’a appris à écrire. Pour moi, l’écriture a toujours été un moyen de créer du lien, en particulier lorsque la communication est a priori difficile. Mon écriture est intimement liée aux dispositifs collaboratifs que je mets en place. Pour autant, j’ai conscience que pour beaucoup d’auteurs, l’écriture est un travail solitaire ; cela explique en partie qu’il n’est pas toujours facile de les fédérer.

La Société des Gens de Lettres, qui existe depuis bientôt deux siècles, a trois missions : premièrement, représenter les auteurs (notamment auprès des pouvoirs publics), deuxièmement, les accompagner au quotidien (par exemple en leur proposant des formations) et troisièmement, les fédérer. Concernant ce troisième pilier, je souhaite faire de l’Hôtel de Massa, un lieu encore plus accueillant et plus créatif. C’est dans cet esprit que nous avons lancé récemment les « Saisons hybrides » qui visent à croiser la littérature avec d’autres disciplines : l’automne dernier était aux couleurs du hip-hop, cet hiver est consacré à l’astronomie, le printemps 2020 mettra à l’honneur la bande-dessinée, l’été prochain croisera écriture et santé.

Je souhaite également qu’on entende davantage les auteurs dans tous les débats de société. Dans un monde de plus en complexe, je crois que nous avons beaucoup à dire et à éclairer, pas simplement sur nos livres mais aussi sur notre vision du monde, qui est éminemment sensible. Enfin, je souhaite que la communauté des auteurs qui s’intéressent aux dossiers juridiques et sociaux de notre profession soit plus étendue. Pour cela, nous avons un double enjeu à relever : rendre plus lisible des dossiers qui sont souvent très techniques et augmenter la démocratie participative.

Vous souhaitez « remettre l’écrivain au cœur de la société ». Comment envisagez-vous de faire ?

Je suis convaincu que l’écriture est un outil incroyable pour créer du lien social et pour prendre du recul sur les grands dossiers de société. Encore faut-il que le maximum de personnes se sentent légitimes à écrire et qu’on puisse créer des ponts entre l’écriture et ces débats. Concernant le premier point, je souhaite à la fois valoriser les études qui montrent l’impact de l’écriture sur le bien-être et développer les initiatives qui permettent à tous d’avoir envie d’écrire, quel que soit leur niveau d’orthographe ou de grammaire.

L’écriture est comme le sport : chacun à un rôle à y jouer. Ce qui compte ce n’est pas tant la compétition que la participation individuelle et collective. C’est pourquoi la Société des Gens de Lettres est très sensible au développement de toutes les mesures d’ « EAC » (Education Artistique et Culturelle).

Concernant le deuxième point, je souhaite mettre en valeur les débats de société sur lesquels l’écriture peut apporter un éclairage utile. Par exemple, nous travaillons avec des médecins et des juristes sur la question des « directives anticipées » : nous réfléchissons à l’apport des ateliers d’écriture pour rédiger ces directives. Par ailleurs, je souhaite faire de l’hôtel de Massa un lieu de débat incontournable. Nous inviterons par exemple les principaux candidats à l’élection du prochain maire de Paris et proposerons à nos adhérents de faire de même dans différentes villes de France.

Quelles mesures concrètes prônez-vous pour valoriser le statut d’auteur ?

Tout est lié. Il faut que l’opinion publique et les politiques comprennent l’importance de l’écriture pour tous et le rôle des écrivains dans la société pour faciliter le financement d’un statut ambitieux de l’auteur (comme il existe un statut pour les fonctionnaires, pour les agriculteurs ou pour les intermittents du spectacle).

On sait qu’il n’y a pas suffisamment de livres vendus pour permettre à une majorité d’auteurs de vivre au-dessus du seuil de pauvreté. Pour autant, les auteurs sont à l’origine de toute l’industrie culturelle dont le chiffre d’affaires est supérieur à celui de l’industrie automobile. Il est donc équitable et urgent de permettre aux auteurs de vivre décemment de leur art grâce à de nouvelles sources de revenus.

Concrètement, nous proposons par exemple d’être associés, dans des proportions équitables, au chiffre d’affaires généré par la vente des livres d’occasion, à celui des livres tombés dans le domaine public et à celui des GAFA. En créant des sources de revenus supplémentaires, il sera possible de financer certaines de nos propositions (une retraite minimum pour tous les auteurs, la rémunération de leurs interventions en librairie, le parrainage de tous les lycées de France par des écrivains, etc.).

 Vous avez développé des projets d’écriture dans des universités, entreprises, hôpitaux et en prison. Pouvez-vous nous parler de ces engagements et en particulier de votre travail dans les prisons ?

Depuis environ vingt ans, je développe en effet des projets d’écriture collaborative dans des lieux divers. Ils ont pour origine une scène fondatrice de mon enfance : à sept ans, je vivais avec mes parents dans une cité HLM en province ; une nuit, ma mère nous a réveillés mon frère et moi, elle accusait mon père d’avoir tenté de l’étrangler. Nous nous sommes enfuis en voiture chez mes grands-parents maternels qui habitaient à Paris dans un hôtel particulier du 16ème arrondissement. A notre arrivée, j’ai voulu flatter ma grand-mère ; je lui ai dit : « Vous avez un beau petit HLM ». J’ai découvert que j’étais un « plouc » dans ma famille maternelle et un « snob » dans ma famille paternelle.

Depuis, j’ai le désir profond de réunir ceux qui n’ont pas vocation à se rencontrer. C’est dans ce contexte que j’ai créé mon premier dispositif : à dix ans, je déposais à côté de clochards endormis des petits gâteaux enveloppés dans un poème que j’avais écrit la veille. Par la suite, j’ai multiplié les projets qui mêlent le hasard, l’intime, l’écriture et une dimension à la fois pratique et symbolique. J’ai par exemple organisé des échanges de secrets entre des élèves de deux établissements scolaires situés à 500 kilomètres l’un de l’autre, proposé une visite du Palais de Tokyo où chacun devait tenir la main à un inconnu, invité trois cent habitants de Clichy-sous-Bois à envoyer une carte postale à l’autre bout du monde.

Je suis également intervenu en prison, qui est un lieu qui me touche particulièrement. La première fois que j’y suis entré, c’était dans le cadre de mon « service ville » (l’équivalent du « service militaire ») au Tribunal pour enfants de Bobigny, il y a plus de vingt ans. Jean-Pierre Rosenzveig, qui en était le président, m’encourageait à écrire des articles, notamment  sur le Centre des Jeunes Détenus de Fleury-Mérogis. La prison est un lieu symbolique et sensible.

Depuis cinq ans, j’y interviens en tant qu’écrivain. J’ai par exemple proposé aux détenus de la maison d’arrêt de Villepinte d’écrire les rêves qu’ils faisaient pendant la nuit pour les lire à l’extérieur. J’ai également mené des projets collaboratifs en partenariat avec le Centre Pompidou et le musée du Louvre. Développer l’écriture en prison est important : elle augmente la confiance en soi, diminue les tensions, permet de prendre du recul et crée du lien.

C’est pourquoi, je suis très heureux que la Société des Gens de Lettres lance en 2020 un groupe de travail « littérature et prison », parmi les quatre grands sujets de société qu’elle a choisi d’investir.

 Il y a de moins en moins d’émissions littéraires et les Français lisent peu de livres. A l’heure du numérique, vous avez une mission essentielle de médiateur culturel. Comment rapprocher le lecteur et l’auteur ?   

Je crois qu’on n’a paradoxalement jamais autant lu (notamment grâce aux réseaux sociaux). Pourtant, on lit effectivement moins de livres. Il y a un double défi à relever : celui de l’attention et du « temps long », qui sont deux notions étroitement liées à la lecture d’un livre. Par ailleurs, il faut sans doute développer la dimension expérientielle, ludique et interactive de la lecture pour rapprocher le lecteur de l’auteur.

Avec la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou nous réfléchissons par exemple à un dispositif de « speed reading » pour donner envie aux étudiants de lire le début de certains romans sélectionnés : je suis persuadé que le plus difficile est de « franchir le pas ». Il faut donner envie à chacun de pénétrer dans un musée, dans une librairie… ou dans un livre !

 

Propos recueillis par Anne Bassi

« Le roman est peut-être le dernier grand espace démocratique » : Karine Tuil, invitée des rencontres littéraires d’Anne Bassi, 14 décembre 2019

https://www.opinion-internationale.com/2019/12/14/le-roman-est-peut-etre-le-dernier-grand-espace-democratique-karine-tuil-invitee-des-rencontres-litteraires-danne-bassi_68944.html

Son roman avait passionné notre chroniqueuse littéraire, Anne Bassi. Karine Tuil, dont le dernier roman (et pas le dernier !), « Les choses humaines » (Gallimard) rafle les prix, répond à nos questions. Une œuvre à lire pendant les fêtes !

Photo Francesca Mantovani

 

Karine Tuil, vous avez été sélectionnée à plusieurs reprises pour le prix Goncourt. C’est finalement votre onzième roman « Les choses humaines » qui est couronné par deux prix : le prix Goncourt des lycéens et le prix Interallié. A quoi attribuez-vous ce succès ? La médiatisation de certaines affaires et le mouvement #Metoo donnent-ils un écho particulier à votre récit et comment ? 

Le succès est toujours mystérieux, mais j’ai constaté qu’il y a eu, très tôt, un intérêt pour le livre. On ne sait jamais, en écrivant, ce qui va toucher le lecteur. Quand j’écris, je suis ma première lectrice, je dois être passionnée par mon sujet pour y consacrer deux, trois ans de ma vie.

Je pense que les lecteurs ont apprécié être placés en position de jurés d’assises ; le livre soulève des questionnements éthiques, moraux mais aussi d’ordre social, sans apporter de réponses claires et multiplie les points de vue, si bien qu’il est devenu une matière à débat. Or, on manque de débat contradictoire dans notre société. Le roman est peut-être le dernier grand espace démocratique. Les lycéens m’ont notamment dit qu’ils avaient étudié des extraits du livre en classe, les plaidoiries, par exemple, mais également qu’ils en avaient beaucoup parlé avec leurs proches : parents et amis. Le livre a donc, peut-être, modestement, avec les armes de la littérature, contribué à la libération de la parole qui est en cours depuis MeToo. J’ai commencé à travailler sur ce texte en juin 2016, bien avant MeToo, et j’ai intégré évidemment des éléments de cette révolution que nous étions en train de vivre. Le livre a été publié à un moment où de nouvelles affaires de viols et d’agressions sexuelles ont été révélées publiquement ; il a donc aussi été porté par l’actualité.

 

Votre livre est inspiré de l’affaire dite « Stanford » révélée en 2015 : un viol commis par un étudiant américain sur une jeune femme. Cette affaire a suscité de nombreuses réactions passionnelles aux États-Unis. Pourquoi avez-vous choisi de consacrer votre livre à ce thème ? Est-ce un choix idéologique ou l’expression de votre sensibilité ?

J’ai eu envie d’écrire sur ce sujet pour plusieurs raisons : je connaissais des personnes qui avaient été agressées sexuellement et qui avaient été très durablement marquées par ce traumatisme qui, parfois, resurgissait après des décennies. Ensuite, j’avais été très choquée par les propos du père de l’accusé qui avait dit au juge que l’on ne pouvait pas détruire la vie de son fils pour « vingt minutes d’action ». C’était d’une violence inouïe pour la victime ! Ces seuls mots justifiaient un livre. A partir de là, dans un premier temps, j’ai voulu raconter l’histoire du point de vue d’une victime mais il y avait déjà de très nombreux livres, des témoignages intéressants. J’ai commencé à m’intéresser au point de vue de l’accusé et de sa famille. D’eux, on ne savait rien. La façon dont ils vivent cet événement. Ce qu’ils pensent. Leur mode de défense. Et puis, à travers ce récit, la question du passage à l’acte se posait : pourquoi, un jour, un être qui a eu un bon parcours est amené à basculer ? Le thème du mal, de la banalité du mal, m’a toujours intéressée.

 

Le lecteur assiste à l’effondrement de la famille Farel, celle de l’accusé. Vous soulignez la mise à l’index par les médias et insistez sur l’ampleur de la résonnance. Quels messages souhaitez-vous faire passer ? 

Ce livre évoque la chute d’une famille médiatique et influente. Le père, notamment, Jean Farel, grand journaliste politique à la télévision, pense qu’il bénéficie d’une certaine immunité. Mais leur parfaite construction sociale va vaciller sous le coup d’une accusation de viol. Je ne souhaitais faire passer aucun message en particulier. Ce qui m’intéresse quand j’écris, c’est la description d’une réalité sociale. Le romancier est un observateur et un témoin de son temps, rien d’autre. Dans ce livre, je décris l’impact des réseaux sociaux, la façon dont le tribunal médiatique tend à se substituer à la justice, mais c’est à chacun d’y trouver sa propre grille de lecture.

 

« La hache qui brise la mer gelée en nous »

 

Votre roman est rythmé par le calendrier judiciaire et le procès. Le lecteur découvre progressivement plusieurs vérités, plusieurs ressentis. Les thèses différentes sont parfaitement défendues par les avocats. Consentement ou contrainte ? Excès ou viol ? La psychologie des personnages est subtilement analysée sans parti pris. Le lecteur peine à se faire une idée et à se positionner. Désiriez-vous l’amener à ne pas céder facilement à ses premiers sentiments et à le confronter à la difficulté de trancher en son âme et conscience ?

Oui, j’aime que le lecteur soit actif et qu’il soit ébranlé dans ses convictions premières. Il est résolument du côté de la victime et puis, tout à coup, par moments, il parvient à se mettre dans la peau de Claire, la mère de l’accusé, ou à ressentir une forme d’empathie pour l’accusé lui-même : il se sent mal à l’aise. Ce sentiment de malaise, je l’ai moi-même ressenti à l’audience. C’est ce que j’attends d’un livre : qu’il soit, comme disait Kafka, « la hache qui brise la mer gelée en nous », que l’on ne soit pas tout à fait le même après l’avoir refermé.

Par ailleurs, la question du point de vue m’intéresse. La mère d’un accusé sera confrontée à un dilemme, elle cherchera à se convaincre de l’innocence de son enfant. Les parents de la victime souffriront de ce déni qui est réel : la plupart des accusés ne veulent pas se percevoir comme des agresseurs car cela entache l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.

 

Le lecteur se retrouve dans la posture de juré d’assises. Deux vérités s’affrontent, le tourmentent et lui font ressentir différentes émotions. Y a -t-il de votre part une projection personnelle ? 

J’ai été très marquée par tous ces procès pour viols auxquels j’ai assisté pendant plus de deux ans. Derrière la vérité judiciaire se dévoile une vérité humaine. Un procès raconte les dysfonctionnements de la société mais révèle aussi les failles de chacun – la vulnérabilité de la condition humaine. En tant que femme, citoyenne, auteure et juriste, en tant que mère aussi, je ne pouvais que me sentir intimement concernée par ces sujets universels.

 

Propos recueillis par Anne Bassi

Chroniqueuse littéraire Opinion Internationale et présidente de Sachincka

L’histoire dans l’Histoire. La chronique littéraire d’Anne Bassi, 23 octobre 2019

https://www.opinion-internationale.com/2019/10/23/lhistoire-dans-lhistoire-la-chronique-litteraire-danne-bassi_67999.html

Cet automne, le dernier roman de Sébastien Spitzer, Le cœur battant du monde (Albin Michel), nous questionne sur la filiation, à travers une plongée historique et romanesque dans la capitale de l’Empire le plus puissant de la fin du XIXe siècle. Une histoire dans l’Histoire, émouvante et cruelle, qui touche le lecteur en plein cœur.

Londres, 1860, Charlotte, est irlandaise. Elle fuit la famine de son pays. Elle est enceinte. Après une agression, elle perd son bébé. Un médecin la recueille et peu de temps après, lui confie Freddy, l’enfant illégitime de Karl Marx et de sa bonne. Elle l’aimera comme son propre enfant, volera et se prostituera pour leur survie commune. Sans percer le mystère de sa naissance, Freddy grandit et se construit, grâce à cet amour inconditionnel, au milieu des soubresauts que connaît l’Angleterre.

La capitale du monde occidental est alors en pleine révolution industrielle. Une mutation économique qui change le paysage anglais à grande vitesse. Elle est aussi en proie à des révoltes et des répressions. Adulte, Freddy finira par prendre les armes avec les opprimés d’Irlande et répondra ainsi, sans le savoir, aux préoccupations de son père biologique. Pour autant, il ne le croisera qu’une fois, à travers une vitre : une non-rencontre… Il demeurera dévoué toute sa vie à sa mère adoptive.

La filiation empêchée

Comment un enfant sans modèle identitaire paternel fait-il pour se construire et devenir un homme ? Sans jamais apporter de réponse définitive à ces questions, Sébastien Spitzer créé à travers Freddy un personnage complexe, empreint de douceur et de violence. Charlotte, est une figure maternelle forte, une louve prête à tout pour son fils, une femme de son époque qui tente de survivre dans un monde en crise dominé par les hommes.

Ce thème de la filiation était déjà présent dans le premier roman de Sébastien Spitzer, Ces rêves que l’on piétine (Les éditions de l’Observatoire, 2017) qui mettait en scène les destins parallèles de Magda Goebbels et d’Ava, une petite fille sortant d’un camp de la mort, et marchant avec sa mère vers une destination inconnue. Elles ne se croiseront jamais. Dans ce livre, on apprend que Magda Goebbels a construit sa vie en reniant le second mari de sa mère, Richard Friedländer, un juif allemand qui l’avait pourtant reconnue puis élevée pendant plus de quinze ans. Magda Goebbels, elle, « suicidera » ses propres enfants au moment de la capitulation allemande.

A la Libération, Ava se retrouve être la dernière détentrice d’un rouleau en cuir détenant des lettres de déportés passées de mains en mains. Parmi elles, les lettres merveilleuses et pleines d’amour de Richard Friedländer à sa belle-fille, Magda Goebbels. Des lettres qui peu à peu s’étaient transformées en un appel à l’aide, jamais entendu. Madga Goebbels a refusé de sauver son beau-père du camp de Buchenwald et du sort qui l’attendait. Ava deviendra dépositaire de la mémoire de Richard Friedländer.

Dans les deux livres de Sébastien Spitzer, la question de la transmission occupe une place prépondérante, tout comme celle de la filiation. Deux filiations empêchées ; l’une par le contexte historique de la guerre, l’autre par le choix d’un homme refusant de reconnaître son fils. Et pourtant, malgré cela, d’autres liens se créent, permettant aux enfants de se construire.

Une question lancinante : et si ? Le lecteur peut seulement se demander quelles auraient été les vies d’Ava et de Freddy si le destin les avait frappés autrement.

Sébastien Spitzer part d’éléments réels : le fils caché de Karl Marx et la vie de Magda Goebbels. Le lecteur se laissera porter par la beauté du lien entre l’histoire et la fiction et apprendra certainement dans les deux romans des informations sur la vie de Karl Marx, dépendant de son ami industriel Engels pour financer son travail et sur la vie de Magda Goebbels.

S’appuyant sur un travail très documenté, l’auteur parvient à faire passer un souffle romanesque et à captiver le lecteur. Comme les personnages du roman, nous sommes plongés dans les remugles d’un Londres en pleine mutation. La révolution industrielle, le bruit, la saleté, le mouvement permanent ; la lutte pour la survie économique, les amitiés et l’entraide qui se développent malgré tout. Berlin, les bombardements, les camps d’Auschwitz et Buchenwald et le bunker d’Hitler tiennent le lecteur en haleine et deviennent le décor qui sert de fil rouge au récit. Le lecteur est ainsi transporté par ces voyages historiques et émotionnels.

Il n’y a pas de « morale de l’histoire », et c’est tant mieux. Les personnages font ce qu’ils peuvent pour exister. Aucun manichéisme : l’analyse de leur personnalité et de leur psychologie est subtile. Mention spéciale pour les personnages féminins : l’amour fou de Charlotte pour ce fils perdu, et qui lui est en quelque sorte rendu à travers Freddy. Magda Goebbels, elle, dans sa folie, nie ses origines, son passé, et anéantit son futur.

Comme on reconnaît la patte des grands peintres, on reconnaît celle de Sébastien Spitzer dans les deux romans : un travail historique minutieux, la profondeur des personnages et une écriture sensible réussissant à mêler les thèmes du destin et de la filiation.

Anne Bassi